Partition sans précaution

Ivo Pogorelich ©Alfonso Batalla

Entre violence et mysticisme, le pianiste Ivo Pogorelich livre une musique sans concession.

Le 18 mars dernier, Ivo Pogorelich donnait salle Gaveau un programme gargantuesque et cependant très pertinent : Fantasia quasi sonate /Après une lecture de Dante de Liszt, la Fantaisie opus 17 de Schumann, puis Petrouchka de Stravinski et les Variations sur un thème de Paganini de Brahms.

Aucune facilité

Le pianiste croate a été très médiatisé dans sa jeunesse, grâce notamment au concours Chopin de Varsovie de 1980 durant lequel il fut évincé, provoquant le départ fracassant de Martha Argerich, alors membre du jury.
Par la suite, adulé ou détesté, il a toujours été précédé d'une réputation le définissant comme un artiste iconoclaste. Pratiquement retiré de la scène depuis 1996, date de la mort de sa femme Aliza Kezeradze (élève de Siloti) qui avait été son professeur de piano, Pogorelich revient depuis peu réinvestir sa carrière.

Personnage hiératique à la limite de l’austère  lorsqu’il entre en scène, Pogorelich - qui joue avec partition - donne à  entendre une musique sans compromis. Aucun effet facile. Dès les premières notes du Liszt, on comprend qu’il laisse « agir » de manière intrinsèque le déroulement du phénomène sonore. On pense tout de suite à Celibidache et sa phénoménologie de la musique (espace, temps, tempo...). Le temps ici semble étiré suivant les nécessités biologiques, physiques, acoustiques, intellectuelles, harmoniques... C’est un voyage, ce sont des mondes qui se meuvent en temps réel sous les doigts d’un démiurge. Tout cela sans aucun pathos et sans minauderie de phrasé.
Car Pogorelich a la force mentale extraordinaire (inutile à ce niveau de parler en plus de technique physique) pour se tenir sur le seuil de l’abîme et pour regarder l’éternité mobile en face. Il faut un tel courage pour livrer ces relectures des œuvres, bien loin d’être iconoclaste, comme certains le lui ont déjà reproché. A ce propos, il est bon de se souvenir de cette phrase de Gabriel Fauré : "Le mal dont souffrent les chefs-d'oeuvre, c'est le respect excessif dont on les entoure".

Captivant

Il ose aussi, parmi une variété d’attaques impressionnante, un son brut, un son qui vient au monde par nécessité et non par flatterie ; d’aucuns lui reprochent à ce sujet une certaine brutalité.
Façonnant un jeu tantôt orchestral, tantôt proche de la voix, alternant violence et mysticisme, Pogorelich livre la partition sans concession, sur la corde raide, tel un funambule. On pense à l’intransigeance artistique d’un Keith Jarret ou d’un Glenn Gould.
Il serait en tout cas déplacé et erroné de réduire Pogorelich à cet artiste excentrique que l’on dépeint trop souvent. Il est sans aucun doute l’un des pianistes actuels les plus captivants.

— Laurianne Corneille

Crédit photo :

Ivo Pogorelich ©Alfonso Batalla

 

Le 24 Mars 2015 par Laurianne Corneille

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