Midddle East Side Story
Bombardée prof de musique au sultanat d’Oman, évocateur des Mille et Une Nuits, Mathilde s’est heurtée aux interdits religieux, malgré la tradition musicale de ce pays.
Drôle de hasard que celui qui a mené Mathilde Vittu, violoniste et musicologue, à enseigner une année au sultanat d’Oman… Cette trentenaire, qui a fait ses classes au Conservatoire de Paris, l’avoue : elle ne connaissait que peu la situation géopolitique de ce pays du Moyen-Orient lorsqu’elle est tombée - lors d’un voyage au Cambodge en août 2011 - sur l’annonce de recrutement du Département de musique de l’Université Sultan Qaboos à Mascate, la capitale omanaise.
« Après avoir passé vingt-cinq ans dans les conservatoires français en tant qu’élève puis enseignante, la tentation d’aller voir ce qui se passait hors de l’Hexagone était forte. Le poste correspondait à mon profil : enseignement de l’harmonie, analyse et orchestration. J’ai envoyé un CV et dès le lendemain, j’étais embauchée », raconte-t-elle.
Prise de court par la rapidité de la procédure (qui se révèlera aux antipodes du rythme de vie local !), Mathilde a à peine le temps de se renseigner sur le pays, les possibilités d’une mise en disponibilité, qu’on la presse déjà de négocier son salaire par téléphone…
Situé à l’extrême sud de la péninsule d’Arabie - bordé par les Emirats arabes unis, l’Arabie saoudite, le Yémen, et se jetant dans la mer d’Arabie -, le sultanat d’Oman convoque tout l’imaginaire des contes des Mille et Une Nuits.
« La décision a été difficile à prendre, mais comme on dit là-bas : yalla ! Le pays avait l’air magnifique, les témoignages d’expatriés étaient alléchants… j’ai signé pour un an. »
Nous sommes fin août 2011 ; tout s’est joué en moins d’un mois.
Paradoxes
Les premières semaines, c’est l’euphorie. Mathilde a soif d’entreprendre, d’organiser des concerts, de faire venir des musiciens. Sur la lancée de son recrutement éclair, le lieu lui paraît propice à la mise en place de nombreux projets. Elle l’apprendra à ses dépens : ce n’était qu’un des paradoxes de la culture omanaise.
« Dans ce pays où tout le monde a un revenu correct, où tout semble facile (pas d’impôts, pas de factures), où l’on circule librement, la notion d’activité est différente. Tout est possible en Oman, le tout c’est de ne pas être pressé. La plus grande difficulté que j’ai rencontrée a été cette impression que moins j’en faisais, plus les gens étaient contents à l’Université», se souvient-elle.
Lent apprentissage...
En réalité, le pays fonctionne à deux vitesses, les métiers « pénibles » (chantiers, ménage, etc.) étant réservés à une population d’expatriés issus principalement de pays en voie de développement, qui triment pour des salaires de misère ; très loin du traitement réservé à une enseignante à l’Université…
Mathilde choisit donc de profiter de cet exil pour se centrer sur son travail personnel, instrumental et musicologique. Entre la piscine et l’Université, la mer, les randonnées en montagne, le camping dans le désert - le tout rythmé par l’appel à la prière des trois ou quatre mosquées avoisinantes -, Mathilde apprend à prendre le temps : d’apprendre, de vivre, d’échanger, de rencontrer, de découvrir.
Rencontre des cultures…
A l’Université, l’enseignement de la musique est réparti entre une branche consacrée à la musique « savante » (violon, alto, violoncelle, flûte et musicologie) et une section de musique arabe (oud, kanoun et musicologie). Le corps professoral est international (Russie, Azerbaïdjan, Hongrie, Bulgarie, République Tchèque, Tunisie, France), avec un seul Omanais. C’est donc dans un anglais international très basique - proche du globish - que les enseignements, tout comme les discussions pédagogiques, se font.
« La rencontre des cultures n’était déjà pas évidente, aussi la barrière de la langue était un frein supplémentaire à la cohérence du Département. Toutefois, c’est cette diversité qui m’a semblé faire la force du lieu, ainsi que la nécessité de réviser en permanence les méthodes employées. »
Choix par défaut
Mathilde découvre avec surprise que la plupart des étudiants n’ont pas choisi la musique. Ils sont là parce que leurs résultats scolaires ne leur permettaient pas d’être admis dans les départements scientifiques. Leur but ? Obtenir leur Bachelor pour avoir un travail ou se marier.
S’impose alors une mission : leur faire aimer la musique. Mathilde revoit totalement sa pédagogie et ses objectifs. « Invitée pour transmettre un savoir-faire occidental, je me suis trouvée face à un public que je ne connaissais pas. Il me fallait le comprendre pour l’apprivoiser. C’est finalement grâce à ce pas vers la culture de mes étudiants que l’apprentissage a été réciproque. »
Mal-être
Dans un pays majoritairement conservateur, où à l’Université des couloirs sont réservés aux filles et où les étudiants ont obligation de porter la tenue traditionnelle – Abaya noire pour les filles, Dichdacha blanche pour les garçons -, faire de la musique est un geste fort.
Des affiches clandestines dans le Département de musique dénoncent la pratique de la musique comme haram (interdit religieux). Certaines questions trahissent un sentiment de mal-être vis-à-vis de la musique : « Miss, chez les chrétiens aussi c’est mal de jouer du violon ?», demande ainsi une étudiante. « On me demandait d’enseigner l’histoire de la musique savante occidentale en bannissant toute référence à un sujet lié à l’amour ou à la religion… un véritable défi! », s’étonne encore la globe-trotteuse, avant de poursuivre : « Pendant le semestre d’été, j’ai monté un petit orchestre, avec des violons, violoncelles, kanouns, flûtes et ouds : les étudiants ne voulaient pas s’asseoir par familles d’instruments, mais faire deux groupes : un masculin et un féminin. »
Énergie incroyable
Pendant le Ramadan, les cours de musique s’arrêtent. Il faut en permanence quémander l’autorisation des familles pour que les étudiants se produisent sur scène.
« Malgré toutes ces contraintes, quand les étudiants parvenaient à se libérer du poids du conservatisme, se dégageait une énergie incroyable, une émotion dans leur voix. Certains collègues étaient découragés par cette lutte perpétuelle contre les interdits culturels. Néanmoins, si le pays a un Opéra, un orchestre, ce Département de musique doit exister. Toutes les ressources humaines et financières sont là et si l’on y ajoute la tradition musicale du pays, tout est réuni pour que la musique continue de se développer. La question est de savoir si cet enseignement a sa place à l’Université, qui adopte de fait une position encore plus conservatrice que le pays lui-même, afin de rassurer les familles des étudiants », conclut Mathilde.
De cet échange enrichissant, elle garde toutefois le regret de ne pas avoir joué avec des musiciens locaux. Cette expérience lui aura en tout cas donné le goût du voyage : un an après, Mathilde est partie enseigner au conservatoire de Ramallah, en Palestine.
— Hannelore Guittet