Live or not live ? That is the question...

On air

Qu’est-ce qu’un « enregistrement live » aujourd’hui ? Entre ceux qui pensent que l’expression relève de l’oxymore coupable et les tenants d’un art de l’enregistrement aussi noble que celui de la musique elle-même, le débat n’est pas tranché.

Enregistré « en live »… Voici une expression devenue courante, dont la traduction française n’est pas si évidente : enregistré « en direct », enregistré « en concert », etc.. C’est la situation qui nous renseignera sur la traduction adéquate. Dans le jargon discographique, un disque live se veut capté en concert. Mais existe-t-il encore de vrais live ? Il est communément sous-entendu qu’un enregistrement live est vierge de montage, autrement dit qu’il est le témoignage fidèle, la retranscription exacte du concert. Or c’est loin d’être le cas : à l’exception des concerts retransmis en direct, il n’existe quasiment plus de live authentique.  Prenons un exemple concret, au risque de briser quelques illusions : les captations de concerts de France Musique diffusées en différé ne sont pas des enregistrements live, dans l’acception puriste du terme. Ces concerts enregistrés sont en effet retouchés avant diffusion, grâce à des corrections de montage effectuées dans la plupart des cas avec des prises tournées pendant la répétition générale ou, beaucoup plus rarement, piochées dans des disques (!), comme ce fut par exemple le cas en mai 2011 à l’occasion de la diffusion de Samson et Dalila (de Saint-Saëns) enregistré à la Salle Pleyel: le ténor Ben Heppner ayant raté un aigu, celui-ci fut corrigé en post-production par un court insert d’un disque où Placido Domingo chantait ce même rôle. Démasqué, le trucage fit scandale.

Même si à aucun moment le concert diffusé n’était présenté comme un direct, la réaction choquée des auditeurs montre bien l’existence d’un pacte implicite lors d’une retransmission de concert : il ne doit pas y avoir de montage.

Transparence

Ce genre de pratique est anecdotique, mais pas anodine. Elle est au contraire révélatrice de notre façon d’écouter la musique, qui s’est progressivement transformée au cours du 20e siècle, tandis qu’évoluaient les techniques de post-production. Nos oreilles contemporaines n’ont plus le même degré de tolérance pour un disque que pour un concert. Le label français Transart Live ne communique-t-il pas de façon totalement décomplexée dans ses livrets sur la valeur ajoutée émotionnelle de ses disques live captés à partir de concerts, mais corrigés avec la répétition générale enregistrée ? Un live qui n’en n’est plus un en quelque sorte… Au moins ce label a le mérite de la transparence !

Le vrai live serait-il donc une espèce en voie de disparition ? L’optimisation des techniques de montage nous a rendus beaucoup plus exigeants quant à la qualité de technique instrumentale et/ou vocale produite dans le contexte d’un enregistrement discographique. Pour le meilleur et pour le pire…

Pour le meilleur selon Glenn Gould, qui mena une large réflexion sur le sujet et publia, en 1966, un essai intitulé The prospects of recording :

 « L’enregistrement est un art en soi qui possède ses propres critères et qu’il faut respecter. L’éthique de l’enregistrement tient à ce qu’en matière d’art la fin justifie les moyens, aussi biscornus soient-ils. Peu importe la quantité de prises et d’inserts, du moment que le résultat a l’apparence d’un tout cohérent », y écrit-il.

Exercice d’élocution

Pour le pire selon le chef d’orchestre Sergiu Celibidache, qui n’accepta jamais d’être enregistré de son vivant et dont les seuls disques disponibles sont des live publiés à titre posthume, avec l’autorisation de sa famille qui voulait éviter que les bandes ne soient piratées :

« S’il reste de bons chefs, c’est malgré le disque. Le disque tue la conscience musicale. La conscience du tempo, c’est la capacité de réagir spontanément à une richesse à chaque fois différente. Le tempo, qui était justifié par l’acoustique originale, devient, quand vous écoutez le disque dans votre propre environnement, une donnée physique et perd toute justification musicale. Le disque reste lettre morte. Il ne peut jamais être musique. Le disque désapprend la capacité à s’intéresser à ce qui, chaque fois, change. Il tue la spontanéité, il tue l’oreille et, à terme, la conscience musicale. Le disque n’a rien à voir avec l’art ou avec la musique. La culture du disque est une culture de la non-musique. Le disque réduit toute la musique à un exercice d’élocution. Le disque n’est qu’une pâle trace du concert. Aujourd’hui, dans la culture ambiante, les gens croient écouter de la musique lorsqu’ils écoutent des disques. D’ailleurs, les deux sont devenus synonymes. » 1

Deux jugements sans appel, deux projets artistiques radicalement opposés. Car c’est bien de la définition d’un projet artistique dont il s’agit avant toute chose. On pourrait débattre longuement des arguments de Gould et Celibidache : leurs recherches ne se situent pas sur le même terrain. Gould distinguait à ce titre deux types d’artistes :

 « L’artiste de concert est quelqu’un pour qui le moment particulier compte davantage que la totalité. [...] Le véritable artiste d’enregistrement, celui qui comprend réellement les implications et les valeurs de l’enregistrement, est quelqu’un qui envisage la totalité, qui la voit avec tant de clarté qu’il peut aussi bien commencer au milieu d’une mesure, au milieu d’un mouvement, procéder à reculons comme s’il était un crabe, entrer instantanément dans la peau de la partition, et faire surgir, du fond de lui-même, à volonté, la juste teneur émotionnelle de celle-ci. »  

Manichéisme  

Celibidache était donc, au sens où l’entendait Gould, un artiste de concert qui, de fait, ne s’est jamais prêté au jeu de l’enregistrement - fût-il un vrai live -, tandis que Gould a très tôt quitté la scène pour finir sa carrière en studio et se concentrer exclusivement à l’expérience du disque qui le passionnait tant.  Réduire les enjeux d’un enregistrement à ces deux positions serait manichéen, tant les deux artistes font figure d’intégristes de la question. Pour autant, leurs points de vue - précieux - valent en ce qu’ils délimitent les extrêmes du débat et posent les bases d’une réflexion sur le « juste milieu » – si tant est qu’il existe : live ou pas, comment faire d’un enregistrement un objet vivant, vecteur émotionnel fidèle d’une interprétation ?

— Hannelore Guittet

Notes :

1 - Conférence de Munich, 1985 / La musique n’est rien. Sergiu Celibidache. Actes sud, 334 pages.

Crédit photo :

Curtis Kennington (CC BY 2.0)

 

 

Le 19 Octobre 2015 par Hannelore Guittet

Partager cette page