Les dingues du métingue
Quand une chanson sur un pauvre ivrogne échoué au poste finit en hymne révolutionnaire.
« C'était hier samedi jour de paye / Et le soleil se levait sur nos fronts ; / J'avais déjà vidé plus d'un' bouteille / Si bien qu'jamais j'm'avais trouvé si rond.» L'ouvrier qui parle n'est pas franchement un héros. Il est loin, dans ces mots avinés, l'homme des radieux horizons théorisé par Marx et Engels, le représentant de la classe d'intérêt général : le soleil du samedi matin le surprend déjà soûl comme un cochon... « V'la bourgeois' qui rappliqu' devant l'zingue : / “Brigand, qu'ell' dit, t'as donc lâché l'turbin !”. / Oui que j'réponds, car je vais au métingue / Au grand métingu' du Métropolitain ! »
Histoire d’une défaite
Voilà un type dont on n'aurait pas osé parler à Lénine : se rendre à un meeting politique complètement murgé, c'est la Révolution qu'on assassine ! Pourtant, cette chanson de Maurice Mac-Nab, composée en 1887, eut un énorme succès chez les militants de l'époque... Jusqu'aujourd'hui, où il n'est pas rare de l'entendre dans une manif ou une réunion d'activistes. La poésie a ses secrets que la raison révolutionnaire ignore : parvenu au « métingue du Métropolitain », le soulographe repère un provocateur et lui tombe dessus. Les flics l'embarquent : « Et c'est comm' ça qu'a fini le métingue / Le grand métingu' du Métropolitain ! » Certes, il y a bien une sorte de morale à l'histoire, façon La Fontaine, une dernière strophe rappelant au « peuple français » que « c'est toujours l'pauvre ouverrier qui trinque, / Mêm' qu'on le fourre au violon pour un rien... » – mais la portée insurrectionnelle de ces vers reste bien faible : c'est l'histoire d'une défaite, celle d'un pochetron qui finit au poste. Mac-Nab a mis en musique des lendemains qui déchantent ; ici réside certainement la fortune militante de cette chanson de cabaret. Car qui peut croire, quelque quinze ans après l'écrasement dans le sang de la Commune de Paris, au peuple à l'assaut de l'histoire debout sur des barricades ? Et qui peut croire, un siècle plus tard, dans notre sombre vingtième finissant, qui peut croire à une classe ouvrière éclaireuse de la conscience mondiale ? De grèves brisées en batailles perdues, la foule des meetings a passé le plus clair de son temps en cellule de dégrisement, et Mac-Nab en a été le greffier implacable. Pour quelques embellies, des « trente-six à soixante-huit chandelles » que chantait Jean Ferrat alors censuré(1), le ciel du progrès social fut terriblement chargé...
Entre révolution et bonnes intentions
On frémit pourtant d'entendre Marc Ogeret, dans un album de reprises de chansons révolutionnaires(2), interpréter Le Grand Métingue du Métropolitain. Minimaliste, l'accompagnement laisse exploser sa voix saturée de révolte – si impeccablement calibrée qu'il prend l'envie de chanter Le Métingue sur la Place Rouge au garde-à-vous. Pierre Perret, lui, calibre ses indignations dans un champ de pâquerettes, où coule un ruisseau éclatant dans lequel s'ébattent quelques truites au soleil. Des enfants les contemplent en mangeant un chocolat : son Métingue(3) dégouline de bonnes intentions pralinées, on le chanterait en se tenant par la main à la messe de minuit. On en est sûr : pour cette chanson des faubourgs qui marie la révolte et la bière, il fallait le génie du Nord. Le seul début de la version de Raoul de Godewarsvelde(4) - ronflant de cuivres de fanfare troublés par un accordéon fatigué de fête foraine - nous propulse en pleine kermesse, nos demis alignés sur le comptoir à côté du stand de tir à la carabine ; ici, les gens ne parlent plus français, mais ch'timi, ce patois ouvrier du Nord qui transfigure la chanson et lui rend sa justice populaire. Godewarsvelde a fréquenté les cafés des corons ; sa voix de bétonnière a appris à ne pas s'y embarrasser de purisme littéraire : l'Émile Basly de la version initiale, député et maire de Lens pieusement cité par Ogeret et Perret, devient « Raoul, ch'meneur indomptable » – le reste est à l'avenant, englouti par le refrain repris par un ensemble de copains débraillés qui, on le craint, ont forcé sur l'apéro. Roulés de bistrots en ducasses, les vers du Nord nous emportent de balloches en carnavals.
Tradition orale
Pour son interprétation sauvagement mise en ligne en 2007(5), Marcel, lui, n'a jamais réclamé de droits d'auteur. Il faut dénoncer ce scandale. Debout dans un repas de famille, poing levé, quelques bouteilles de rouge à portée de main, ce grand-père hésite, trébuche sur les mots, avale plusieurs couplets, en ajoute d'autres ; acclamé par sa tribu, interprète colossal, Marcel écrit la chanson en lettres fraternelles. On le devine, il ne l'a jamais lue, ni écoutée par Ogeret – seulement entendue de- ci de-là, fredonnée par les anciens, reprise par les camarades, et c'est cette tradition orale qui nous transporte, cette mémoire de ceux qui n'écrivent pas. Sur la page Internet, on relève ce commentaire d'un auditeur aussi précieux que ridicule : « On dirait une chanson chantée par des bidasses ivres. » On se prend à rêver que ces bidasses-là défilent sur les Champs-Élysées le 14 juillet, avec Marcel en chef d'orchestre.
— Carole Sanchez
1. Ma France, Barclay, 1969.
2. Chansons « contre », Vogue, 1968.
3. Album Anthologie de la chanson française. De la rue au cabaret, EPM, 2005.
4. Album Quand la mer monte, Sony Music, 1997.