Keith me goodbye

Programmé en solo vendredi 4 juillet à la Salle Pleyel à Paris, le pianiste américain Keith Jarrett a interrompu son concert en plein élan, gêné par les toux du public. NoMadMusic était sur place. Retour sur un incident qui fait le buzz...

Keith Jarrett_CC BY-NC-SA 2.0 (Guillaume Laurent)Ce vendredi 4 juillet, je me rends à la salle Pleyel pour écouter un récital piano solo de Keith Jarrett, légende vivante du jazz. On s’installe dans une ambiance religieuse, la plupart des gens connaissant l’hypersensibilité du musicien, ce besoin presque tyrannique de silence absolu, se faisant précéder partout de ses recommandations drastiques vis-à-vis de son public (ne pas filmer, ne pas photographier, ne pas tousser…), comme si tout ce qui émanait de l’humain devait se retirer afin que musique se fasse. C’est un concept que je respecte totalement. Il est des puristes qu’il faut savoir accepter comme ils sont.

20h10, le concert commence. L’artiste fait se succéder des improvisations d’une douzaine de minutes chacune, passant de fulgurantes miniatures redoutables de virtuosité à de bons blues dont il a le secret, faisant des détours par des ballades rappelant franchement l’ambiance de l’album « The melody at night with you ». « De la très belle ouvrage » en somme. Simplement, à l’intérieur de cette première partie, Jarrett avortera trois pièces à peine commencées, se plaignant de toux intempestives venant de son auditoire. « Il y a trop d’interactions, trop d’écrans, trop de choses… » qui nuisent à la musique, explique-t-il. En début de concert, il justifie sa première interruption par la peur de tomber dans quelque chose de flatteur (et donc pas exigeant, ce qui rappelle Glenn Gould qui considérait que le concert amenait l’interprète à se travestir pour plaire). Il évoque alors sa réputation à laquelle il se doit d’être à la hauteur. Dédoublement de l’artiste ? Conscience pathologique de sa propre image, de son aura qui le dépasse et qui pourrait le déposséder de sa musique ? Conscience aigüe de notre ère du  tout-à-l’image , où une simple vidéo amateur peut être divulguée « fissa » sur le net sans accord de l’artiste ? Impossible de ne pas sentir son angoisse. Et force est de constater que la concentration lui manque. Mais il semble commencer à rentrer dans sa musique à la dernière pièce avant l’entracte, celle-ci laissant présager du meilleur.

Deuxième partie : il continue de jouer, alternant ces mêmes formules de pièces. Mais ça ne décolle pas. Alors, de nouveau, il s’arrête à cause des toux. Et c’est là que tout bascule : pris à parti par une personne du public visiblement agacée par son comportement, de vifs échanges s’ensuivent. Il quitte la scène. Le public se met à le rappeler avec une ferveur inimaginable. Keith revient. Nouvelle interpellation dans le public. Nouveau départ de Keith. Nouveau rappel du public.

Il revient une dernière fois et s’adresse au public :« toutes les personnes dans cette salle sont Françaises, une seule ne l’est pas », soulignant ainsi la grossièreté de l’individu vraisemblablement anglophone ; lequel persiste et signe: « Allez, t’es génial. Arrête maintenant et joue ! », témoignant d’un mépris total pour lui et visiblement flatté de pouvoir mettre à mal le grand Keith. Celui-ci abdique: « Puisque c’est ainsi, je n’ai pas d’autre choix que d’arrêter ce concert, je n’ai plus de musique en moi. » Jarrett n’a donc pas bâti de cathédrale pour nous ce soir.

Plusieurs choses me viennent à l’esprit :

La première, c’est que l’on sous-estime ou que l’on ignore totalement le phénomène d’égrégore en musique ; cette énergie fervente produite par un public, un auditoire, et dirigée vers un ou plusieurs protagonistes qui la transforment en force (le prêtre, l’équipe de foot…). Les fréquents arrêts durant cette soirée ont – semble-t-il - émoussé peu à peu ce phénomène, ôtant progressivement à l’artiste toute volonté artistique. Cette dissipation de la concentration, de part et d’autre, était palpable.

La seconde, c’est que Keith s’est enfermé depuis des années dans sa bulle, et qu’il semble être la première victime de ses propres exigences (bien que celles-ci puissent être légitimes de la part d’un artiste qui a à cœur de ne pas mentir). Le problème qui en résulte semble un isolement de plus en plus prononcé. Ce comportement, identifié (à tort ou à raison) comme celui d’une diva, produit des réponses excessives en réaction, le public pouvant tirer une satisfaction réelle de pouvoir avoir l’ascendant sur un artiste de cette envergure. C’est si facile et si simple.

Enfin, il semblait bien seul ce soir-là. Les organisateurs ne pouvaient-ils vraiment rien faire face à cette situation humiliante et somme toute assez violente pour un artiste en pleine création ?

 

 

— Laurianne Corneille

Crédit photo :

A la Une : Raïssa B_CC BY-NC-ND 2.0

Le 10 Juillet 2014 par Laurianne Corneille

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