Histoire d’ivoire pas claire

Les mesures drastiques contre le trafic de l’ivoire d’éléphant d’Afrique - très difficile à distinguer de ses substituts - compliquent les voyages aux États-Unis de nombreux musiciens.

Suite à la publication, le 11 février 2014 par Washington, de la National Strategy for Combating Wildlife Trafficking1 - le United States Fish & Wildlife Service -, l’organisme qui dépend du Département de l’Intérieur américain a pris des mesures draconiennes afin de bannir le commerce illégal de l’ivoire d’éléphant d’Afrique. L’initiative affermit le moratoire signé en 1973 avec la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d'extinction (CITES)3. Cet accord intergouvernemental classe les différentes espèces en trois catégories, selon leur risque de disparition, et vise ainsi à restreindre leur commerce et leur surexploitation dans le but d’assurer leur survie.

Défense d’ivoire en douane

Cette nouvelle consigne a pour effet direct de resserrer les conditions d’entrée sur le territoire américain, de l’ivoire brut et de ses produits dérivés.  La nouvelle réglementation stipule non seulement que sont prohibées aux États-Unis toute importation ou exportation commerciale d’ivoire d’éléphant, mais également que la vente domestique en est restreinte. En termes clairs, tout passage aux douanes américaines en possession d’ivoire est susceptible de causer des ennuis.  Sachant que l’ivoire sert à la fabrication de nombreux instruments de musique - dont les archets des instruments à cordes4 -, ces nouvelles mesures causent dorénavant des maux de tête à plus d’un musicien destiné à effectuer un voyage professionnel vers les États-Unis.

Matériau solide et léger

L’ivoire est généralement encore utilisé aujourd’hui – en quantité infime - pour la plaque de tête des archets et plus rarement pour la hausse5, et ce depuis la deuxième moitié du XVIIIe siècle. On le retrouve également fréquemment sur des instruments baroques - dont le traverso6 et le hautbois - et sur certains instruments à cordes. Dans la majorité des cas, on utilise encore ce matériau aujourd’hui pour sa solidité et son poids relativement léger.  « Le rôle de la plaque de tête d’un archet n’est pas seulement ornemental. La plaque permet de supporter la pression exercée par la cale et la tension de la mèche sur la tête. […] L’ivoire d’éléphant est un matériau très dense qui se lustre bien […] Il est moins dur et moins cassant que l’os, donc plus facile à travailler et idéal pour la protection de la pointe », comme le rapporte le site Internet des luthiers Wilders & Davis7.  Il ne s’agit donc pas seulement ici d’élément décoratif ; il entre dans la fabrication de composantes essentielles de ces instruments. Toutefois, on y spécifie également : « Alternativement, les archetiers vont se servir de l’ivoire de mammouth. D’une qualité et d’une beauté similaire à celui de l’éléphant, aucune législation n’en interdit le commerce et l’utilisation. Les mammouths se sont éteints vers 1700 av J.-C. et leurs défenses se sont conservées dans le pergélisol. »

Passeport pour instruments

Pour entrer sur le territoire américain, le musicien doit dorénavant être en mesure de prouver aux autorités douanières que l’instrument en sa possession ne contient pas d’ivoire d’éléphant d’Afrique ou que celui-ci est issu des stocks datant d’avant 1973, date du moratoire international. Dans le cas des matériaux similaires - tels que que l’os, l’ivoire de mammouth et l’ivoire végétal -, ils sont autorisés, mais le détenteur doit également être en mesure de le prouver hors de tout doute, au moyen d’une expertise. Pour ce faire, les pays membres de la CITES8 ont mis en place un système de passeport pour les instruments de musique, facilitant ainsi les déplacements des musiciens en provenance de ces pays9. Si les voyageurs ne se conforment pas à la réglementation en vigueur, leur instrument risque d’être saisi et ils sont passibles d’une amende.

Archets saisis

Les musiciens du Budapest Orchestra Festival l’ont appris à leurs dépens, tel que le raconte le blog Artsbeats du New York Times10. Sept de leurs archets ont été saisis par la douane américaine, à l’aéroport J.F. Kennedy à New York en mai dernier. Pourtant, le directeur exécutif de l’orchestre, Stefan Englert, affirme que l’orchestre s’était soumis à toutes les formalités officielles nécessaires et que les archets en question ne contenaient pas d’ivoire prohibé. D’après les propos des musiciens rapportés dans ce même article :  même pour les spécialistes, il est souvent difficile de faire la différence entre l’ivoire d’éléphant et ses substituts. Alors, s’il faut prouver la provenance des stocks - à plus forte raison si le luthier ou le facteur de l’instrument est décédé -, cela devient pratiquement mission impossible.

— Charles-Etienne Marchand

1 - La stratégie nationale pour combattre le trafic des espèces sauvages menacées.

2 - Le service américain pour les espèces marines, la faune et la flore.

3 - En anglais : Convention on International Trade of Endangered Species, CITES.

4 - Violons, altos, violoncelles, contrebasses.

5 - Source Wikipedia : «C'est elle qui, en coulissant, assure la tension des crins. Souvent faite d'ébène et de métal, on en rencontre en os, en ivoire ou en écaille. Elle est généralement ornée d'un grain de nacre. C'est à cause de sa forme rappelant le talon d'une chaussure que l'on désigne par talon le placement de l'archet sur la corde à ce niveau-ci. »

6 - Flûte traversière baroque.

7 - www.wilderdavis.com/fr/en-savoir-plus/os-et-ivoires-l-origine-plaques-de-tete.

8 - Voir la note n° 3.

9 - Liste des pays et territoires non-membres de CITES : Andorre, République démocratique populaire de Corée, îles Féroé États fédérés de Micronésie, îles Kiribati et Marshall, République de Nauru, Soudan du Sud, République du Tadjikistan, Timor oriental, Royaume des Tonga, République du Turkménistan, Les Tuvalu, État de la cite du Vatican.


 
Le 27 Novembre 2014 par Charles-Etienne Marchand

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